PROLOGUE
Le Crépuscule d’une idole, sous-titré l’affabulation freudienne, est un livre de Michel Onfray, publié en 2010. Destiné à déboulonner le fondateur de la psychanalyse, il a suscité à l’époque une vive polémique. L’article qui suit reprend à nouveaux frais la lecture critique de cet ouvrage. Il s’adresse au lecteur du Crépuscule, mais aussi à toute personne qui s’intéresse à la portée de la psychanalyse ou aux ressorts d’une rhétorique de la manipulation. Ce qui est dévoilé ici, c’est la réalité d’une affabulation onfrayante.
En 2010, le livre avait opposé Michel Onfray, dans la posture du philosophe iconoclaste, et Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, dans le rôle de la gardienne du temple (Mais pourquoi tant de haine? 2010). J’ai parcouru les éléments de ce débat et consulté diverses contributions pro ou anti-Onfray: beaucoup a été dit. Pourquoi donc revenir à ce texte ?
Première raison, le livre continue à être lu. Je réponds à une demande qui m’a été faite et qui trouve un écho en moi: je suis passé par une analyse et c’est l’une des expériences les plus décisives et enthousiasmantes que j’ai vécues.
J’ai beau adhérer à une idée, je me refuse à accepter n’importe quel argument en sa faveur et je suis demandeur de toute critique. J’ai donc abordé Le crépuscule avec curiosité, une curiosité qui a tourné à l’effarement à mesure que j’avançais dans ma lecture: caricature, incohérences, contre-sens, logorrhée dérivant jusqu’à l’absurde. Cependant, si le texte d’Onfray se révèle irrecevable, tout ce qu’il dit n’est pas faux, bien évidemment, et on peut souscrire ponctuellement à l’énoncé de certaines critiques.
Deuxième raison: J’aborde ce texte sous un angle nouveau. J’écarte toute diatribe générale. Je ne suis pas psychanalyste. J’essaie seulement de saisir la logique interne du texte en le prenant au mot et de le recouper avec des références aux textes de Freud : il me semble que je mets à jour des éléments factuels et théoriques inédits dans le débat.
Pour finir, je m’interrogerai sur le succès éditorial et médiatique d’Onfray, le « philosophe » français peut-être le plus vendu et le plus invité sur les plateaux: de quoi est-ce le symptôme?
Il y a trois angles d’attaques de Freud dans Le Cépuscule:
1- L’argument ad hominem (pp.102, 303-310, 334, etc.): l’auteur assène avec insistance un portrait terrible de Freud: raté de la médecine, dévoré d’ambition, méprisant, tyrannique, misogyne, homophobe, sexuellement peu performant mais adultère, masturbateur, incestueux, menteur, plagiaire, faussaire, dissimulateur, opportuniste, manipulateur, incohérent, cynique, mesquin et intéressé, soutien du fascisme voire complice du nazisme. Tous ces termes, et d’autres de la même veine, se trouvent dans le texte.
2- Justifiant l’argument précédent, la « psychobiographie nietzschéenne » consiste à affirmer que toute la théorie (la vérité prétendument universelle) de Freud se ramène à sa biographie, laquelle se réduit à sa névrose singulière; ou, pris dans l’autre sens, que la théorie freudienne est juste la « rationalisation » de sa névrose.
3- La psychobiographie ne pouvant suffire, Onfray lui adjoint une critique épistémologique: le freudisme est un « roman » dénué de validité scientifique, ignorant la démarche expérimentale de la science, construit sur une pratique qui s’identifie à la magie, sans aucun succès thérapeutique identifiable et dont les seuls « succès » reposent sur de faux comptes-rendus.
A la fin de cette charge terrible, dans la dernière page du livre (p.576), Onfray, après qu’il nous ait démontré en long et en large qu’il faut mépriser l’oeuvre de Freud, tout à coup déclare: « La mépriser… sûrement pas. » Il annule tout ce qu’il vient de dire. Tout son livre n’est-il donc qu’un jeu rhétorique, une pure sophistique infra-philosophique ?
L’étude qui suit, publiée en deux épisodes, est complétée par une annexe qui apporte des justifications sur des points précis (les points concernés sont signalés par *.)
Le Crépuscule d’une idole (Grasset, 2010) est cité par le numéro de la partie, suivi de celui du chapitre et/ou par la page (par ex. : I,1, p.1 ou: p.1)
OC: désigne l’édition des Oeuvres complètes de Freud aux PUF, avec le numéro du Tome et la page.
Dictionnaire, suivi de la page, renvoie au Dictionnaire de la psychanalyse de Roudinesco et Plon (Le Livre de Poche, 2011.)
SOMMAIRE DE LA PREMIERE PARTIE
1. Lecture 10. Transfert
2. Méthode 11. Magie
3. Prémices 12. Placebo
4. Dette théorique 13. Rationalisme vs irrationalisme
5. Anna O 14. Normal vs pathologique
6. Fantasme 15. Intimité
7. Rêves 16. Echecs
8. Complexe d’Oedipe 17. Succès
9. Inceste 18. Fric
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1. Lecture et écriture
Onfray affirme avoir lu en 6 mois, les 6000 pages de l’édition complète des oeuvres de Freud (p.582): trop peu de temps pour digérer un corpus aussi énorme. Ce n’est possible qu’en partant d’une idée préconçue et en extrayant de l’oeuvre ce qui peut entrer dans le moule de l’hypothèse de départ. Il a aussi « exploré » les correspondances, lu quelques biographies ainsi que de prétendus historiens critiques (Le Livre Noir de la psychanalyse, 2005) (pp.31-33, 581sq.), soit au total 10 000 pages dit-il (p.406). A inscrire au livre des records ? Or ce qui compte n’est pas la quantité de pages lues mais la qualité de lecture.
Témoignent d’une lecture hâtive les résumés approximatifs des oeuvres de Freud qui parsèment le livre. L’énorme richesse des 6000 pages des textes de Freud est ainsi passée au décervelage de la moulinette d’Onfray. Les concepts fondamentaux de la psychanalyse sont survolés et des dizaines d’autres concepts sont ignorés (Le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis répertorie plusieurs centaines de termes.)
Par contre Onfray spécule avec délectation sur les secrets d’alcôve et les pratiques sexuelles de Freud. L’attaque ad hominem a pris le pas sur la critique du corpus théorique. Du coup les concepts qui servent de base à sa critique sont des termes plus accessibles au lecteur moyen, à savoir: « Oedipe » (le complexe d’Oedipe) et son corrélat, l’inceste.
Même dans la présentation, Le Crépuscule est marqué par l’amateurisme: les références utiles font souvent défaut, ce qui rend difficile la vérification.
A part les « dissidents » Adler et Jung et le « freudo-marxisme », Onfray cite très peu les multiples compagnons de route et successeurs de Freud qui ont enrichi, infléchi le freudisme – par exemple le « continent » pré-oedipien de Mélanie Klein -, ou critiqué le maître. Il les suppose tous intoxiqués par l’affabulation freudienne. Il néglige également le riche échange entre la philosophie, la psychanalyse et l’art contemporain (cf.pp.567, 571.).
A quoi s’ajoute qu’Onfray n’a pas d’expérience clinique, il ne procède à aucune enquête pour tenter de comprendre la pratique analytique. Son étude est purement textuelle. Cette position d’extériorité est recevable, elle ne l’est plus quand elle vient d’un parti pris.
2. Méthode
La méthode qu’il admire et adopte est celle de Nietzsche. Nietzsche a en vue une « généalogie » qui lui permettrait de décrypter le « travestissement inconscient de besoins physiologiques… sous les masques de la pure intellectualité » (p.32; citation du Gai Savoir). C’est une méthode qui équivaut strictement à celle de Freud (selon Onfray p.39) puisque Freud a plagié Nietzsche. Onfray écrit donc une »psychobiographie nietzschéenne » (p94) de Freud qui réduit la psychanalyse à la petite (ou grande) névrose personnelle de son fondateur.
Contradiction: comment, avec une méthode nietzschéenne-freudienne supposée valide, peut-on invalider Freud ? La méthode affichée procède à son propre effondrement.
De plus, si on admet la méthode nietzschéenne (freudienne), on peut l’appliquer à tous les penseurs, y compris d’abord à l’existence torturée et à la pensée de Nietzsche (« Toute grande philosophie est l’autoconfession de son auteur« , disait Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal §6), mais également à la petite philosophie d’Onfray lui-même. On pourra dire alors, avec autant de justesse, que toute sa construction anti-freudienne n’est que l’expression de sa biographie, laquelle se ramène à on ne sait quel règlement de compte névrotique avec celui qu’il avait, en un premier temps, admiré: Onfray serait un homme du ressentiment.
3. Prémices
Onfray reproche à Freud les balbutiements dont sa correspondance (1887-1904) avec son collègue et ami Wilhelm Fliess témoigne: recherche sur les effets de la cocaïne, élucubrations numérologiques, théories biologiques fumeuses, intérêt pour l’occultisme, usage de l’électrothérapie, hypnose. C’est, pour l’essentiel, avant 1900, même si Freud continue à s’intéresser à la télépathie jusqu’en 1922 (III,1 et p.352-354). Il est vrai que la prescription de cocaïne, pratiquée un temps par Freud, se révèle une impasse dangereuse, et que le sujet des addictions toxiques tient peu de place dans les écrits freudiens.
Le fondateur de la psychanalyse s’avance en terre inconnue, et c’est forcément dans un brouillard initial. Le neuf surgit toujours de l’ancien car une théorie ne tombe pas toute nue du ciel des idées.
A titre de comparaison, on trouve chez Newton, à côté d’un savoir décisif, validé scientifiquement, des croyances alchimiques, animistes, mystiques, qui pour nous sont totalement périmées (bien qu’inséparables de l’oeuvre physique: l’attraction, c’est une qualité mystique). Aucun savant n’est une pure machine rationnelle.
4. Dette théorique
Onfray dit et répète que Freud a construit la légende d’une invention solitaire de la psychanalyse (p.36; I,1; II,5.). C’est inexact. Freud a reconnu une dette envers les médecins de ses débuts: Charcot et Bernheim, et surtout Joseph Breuer. Onfray prétend que Freud, après avoir reconnu ce qu’il doit à Breuer, l’efface de la découverte de la psychanalyse, à partir de 1910 (p.449-451). C’est faux: il lui rend un hommage appuyé en 1925 dans Autoprésentation (OC XVII, p.66 sq.). Freud reconnaît également, de nombreuses dettes théoriques envers ses collègues et, à l’occasion, même envers Nietzsche.
Onfray veut effacer la nouveauté de Freud, il en fait un plagiaire. Son oeuvre théorique serait un montage de concepts nietzschéens recyclés (I, 2 et 3). Cette hypothèse d’un Freud qui aurait lu et pillé Nietzsche mais qui, ingrat et vaniteux, refuserait de reconnaître sa dette, n’est pas crédible.
Les deux doctrines ont de nombreux points de recoupement, leur agencement et leur conceptualisation paraît souvent proche. Ce jeu des ressemblances a souvent été exploré: toute la dynamique conflictuelle des pulsions entre soma et psychique, entre inconscient et conscient. Or, même s’il admet, à deux reprises au moins, un emprunt à la terminologie de Nietzsche (l’inhibition; le ça), Freud affirme qu’il ne l’a pas lu pour ne pas parasiter ses propres recherches. Dans un contexte historique donné, des découvertes semblables peuvent se produire indépendamment: c’est possible, sans avoir besoin de recourir à la cryptomnésie.
Mais surtout, il y a le jeu des dissemblances. Il ne suffit pas d’extraire les intuitions nietzschéennes et de les mettre en parallèle avec les concepts freudiens pareillement décontextualisés (pp.67-68, 76-78) pour être convaincant, car ils appartiennent à des expériences et à des plans différents: l’anti-métaphysique de Nietzsche / la clinique de Freud. L’analyse N’EST pas l’introspection, la pulsion N’EST PAS l’instinct, l’inconscient psychique de Freud N’EST PAS l’inconscient « corporel » de Nietzsche, la névrose N’EST PAS identifiable à l’idéal ascétique, le refoulement N’EST PAS l’oubli, etc. Enfin, un grand nombre de concepts freudiens n’ont pas de corrélat identifiable chez Nietzsche.
Cela tient à ce que leur programme diffère: les deux s’auto-analysent, mais l’un se confronte aux grandes philosophies, l’autre se met à l’écoute de l’histoire de ses patients. D’un côté le philologue, de l’autre le clinicien – qui souvent échangent leurs rôles.
Quoi qu’il en soit, Onfray, qui porte en grande estime les concepts nietzschéens, invalide ceux de Freud qui en sont pourtant, d’après lui, les décalques.
5. Anna O
Onfray relève que Freud a répété durant toute sa vie cette contre-vérité qu’Anna O avait été guérie par la psychanalyse (II,6 p.186). Anna O (alias de Bertha Pappenheim), c’est le premier cas d’analyse, une analyse effectuée par Breuer et non par Freud (lapsus d’Onfray, p.445) et publiée dans l’ouvrage commun de Freud et Breuer (Etudes sur l’hystérie,1895). On y découvre la relation entre le souvenir refoulé d’un évènement traumatique et les symptômes hystériques. Le traitement pratiqué n’est plus l’hypnose, mais une nouvelle méthode dite cathartique ou « cure par la parole ». Contre l’organogenèse, Freud affirme la psychogenèse de l’hystérie, son étiologie sexuelle et sa curabilité: c’est le premier pas de la psychanalyse.
Ce « mythe fondateur » de la psychanalyse est démonté par Roudinesco et Plon (Dictionnaire, p.1121): si la cure par la parole a bien guéri quelques symptômes, en réalité Anna O aurait été traitée – sans succès – surtout par l’hypnose et la morphine. Bertha Pappenheim s’est réalisée ensuite dans un engagement social accompagné d’une abstinence sexuelle. La publication d’un compte-rendu manipulé serait venue de la volonté de s’attribuer le mérite de la découverte de la cure par la parole avant Janet, qui venait de publier ses propres recherches.
Sur ce point, Onfray a raison de s’insurger: la rédaction trompeuse du cas d’Anna O jette un doute sur la fiabilité des autres cas publiés.
6. Fantasme
Freud adopte à partir de 1895 une théorie dite de la séduction, selon laquelle la névrose découle d’actes pervers commis par les pères sur leurs enfants. Il y renonce en 1897 pour lui substituer une théorie du fantasme: le jeu des désirs (entre parents et enfants) se déguise dans un scénario imaginaire. Le « passage à l’acte » est une exception. C’est le deuxième acte de naissance de la psychanalyse.
Onfray dénigre alors Freud, à partir des lettres à Fliess (III,2): mensonge de Freud sur le nombre de ses patients, théories tirées de ses propres désirs et non de l’écoute des patients, dégâts causés aux familles, et finalement retournement de Freud qui a peur de ternir sa réputation et fabrique la thèse du fantasme. Les dix-huit cas de patients dont l’analyse n’a pas été achevée, selon le propos de Freud lui-même, deviennent dix-huit cas qui n’ont jamais existé: voilà comment Onfray fabrique son propre mensonge (III,2 p.281-285).
7. Rêves
Onfray passe à côté de cet ouvrage énorme qu’est L’Interprétation des rêves (II,1, pp.104 sq., 373, etc.), troisième grand pas de la psychanalyse.
Quand il nous dit qu’analyser 30 ans après un rêve de son enfance est illusoire (p.115), quand il propose une ré-interprétation personnelle d’un rêve de Freud (p.117), quand il parle de « clé universelle » des symboles du rêve, il passe à côté du freudisme. Il n’a pas compris que le travail de réélaboration des souvenirs par le psychisme ne fait pas sortir de la vérité du psychisme. Il n’a pas compris ce qu’est la « règle fondamentale » de l’interprétation: les associations libres du côté du rêveur; l’attention flottante (évoquée p.392) et la règle d’abstinence, du côté de l’analyste. Cette règle exclut qu’il y ait une clé des rêves avec un catalogue tout fait des symboles, même si Freud tombe parfois dans ce travers.
Onfray argue de ce que plusieurs analystes donneraient des interprétations différentes du même rêve d’un patient (p.374). Or, ce n’est pas l’analyste qui interprète les rêves – l’effet en serait inopérant -, c’est le patient qui explore, par le moyen des « associations libres », le circuit des représentations par où son inconscient peut faire retour. Il sait, le moment venu, qu’il a trouvé la signification de son rêve, parce qu’alors une bouffée d’affects se libère (il y a « abréaction »), un pan d’existence s’éclaire et de nouveaux éléments surgissent. L’analysé est en réalité un analysant.
L’analyste bavard devient maintenant muet, reconnaît Onfray (pp.389, 397), voire il roupille derrière le dos de son patient (p.391)! Dans une cure standard, il est exact que l’analyste n’intervient qu’exceptionnellement. Précisons: après de nombreuses séances, l’analyste a un regard sur l’histoire de son patient et les détours de son psychisme, et, au moment utile, il se manifeste par un mot ou une phrase qui interroge. Par exemple: qui est cette personne dans le rêve? Un élément négligé par le rêveur se révèle finalement essentiel. La question de l’analyste, si elle est topique, débloque l’interprétation faite par le patient, sinon elle tombe à plat. L’analyste ne peut tromper l’analysant.
Autre contre-sens: Onfray se demande pourquoi on ne réalise pas explicitement dans le rêve son désir d’inceste, au lieu de le travestir (p.378). Il lui manque le concept de « formation de compromis », un concept pourtant essentiel chez Freud pour rendre compte de la forme du rêve, de l’acte manqué et du symptôme. Il oublie aussi ce qu’il vient de dire, à savoir que « le rêve est le gardien du sommeil ». Le rêve est donc un état intermédiaire où le désir est contraint de se travestir pour s’exprimer, afin de permettre au sujet de continuer à dormir.
Au final, Onfray annule ce qu’il vient de dire: « les quelques thèses freudiennes doivent beaucoup à la littérature scientifique de l’époque » (p.377), manière de critiquer Freud des deux côtés: soit il plagie les scientifiques soit il est hors de la science, dans la fantaisie.
8. Complexe d’Oedipe
Ce concept « synthétique » le plus connu de la psychanalyse freudienne est élaboré à partir de 1895. Oedipe noue le triangle familial entre désir « incestueux » et désir de « mort » articulés au « complexe de castration ». La version féminine n’est pas le symétrique exact de la version masculine car le premier objet d’attachement est toujours la mère. Oedipe connaît des formes et des destins multiples, relatifs à chaque configuration familiale.
Selon Onfray, Freud fait de son complexe d’Oedipe personnel un Oedipe universel sur lequel il bâtit tout son édifice (p.124; II,3; II,7). Voyons de plus près deux points particuliers.
– Sur l’amour et la haine:
Freud reconnaît avoir eu des sentiments « méchants » de jalousie au moment de la naissance de son cadet et, nous dit Onfray, Freud extrapole: « donc tout le monde a ressenti cela. » Avec une grande naïveté, Onfray objecte: moi, j’ai ressenti un grand plaisir à la naissance de mon petit frère, donc Freud a tort (p.82-83.) Ce faisant, il oublie l’ambivalence des sentiments humains : attirance et rejet peuvent cohabiter. Dans l’Oedipe, le garçon aime son père et il veut sa « mort », il aime sa mère et il veut se débarrasser de sa toute-puissance.
Cette notion d’ambivalence, Onfray la rejette en l’hyperbolisant: non pas je ne t’aime pas ET PUIS je t’aime (dans telle configuration pulsionnelle), mais je ne t’aime pas DONC je t’aime (dans tous les cas). L’absurdité est chez Onfray, pas chez Freud.
– Sur la nudité:
Selon Onfray la généalogie d’Oedipe tient à une scène rapportée par Freud où, petit enfant, il aurait vu sa mère nue (II,3 p.142-145), Il glose ironiquement sur cette « scène primitive ». Un peu plus loin d’ailleurs, il parle seulement du souhait de la voir nue (p.197). En effet, rien n’établit dans l’oeuvre de Freud que la relation de désir qui s’établit entre la mère et l’enfant passe par l’observation effective de sa nudité. Oedipe est quelque chose de plus « complexe » que le montage qu’en fait Onfray: il s’y joue une dialectique du désir et de son rapport à la Loi bien plus subtile.
Une critique, que la thèse d’Onfray exclut par principe, consisterait à rapporter le complexe d’Oedipe à l’aire culturelle judéo-chrétienne, voire au cercle étroit de la société viennoise de l’époque. Ce Freud viennois serait invalide pour psychanalyser… les Aborigènes d’Australie (cf. p.293). Depuis, l’ethnopsychanalyse s’est chargée d’explorer avec profit les systèmes de parenté non occidentaux.
9. Inceste
Interdit majeur, élément du complexe d’Oedipe, le désir incestueux est élevé par Onfray au rang d’un désir qui sature la personnalité du fondateur de la psychanalyse. C’est une vieille rengaine: celui qui voit la perversion partout ne peut être lui-même qu’un pervers.
Désir incestueux de Freud vis-à-vis de sa mère (qui en retour l’adule), de sa belle-soeur, de chacune de ses filles et particulièrement de la dernière Anna, à la sexualité incertaine (II,4, 7 et 10; p.180.) Le coup de foudre de Freud – il a 16 ans – pour la mère d’une jeune fille est ramené au même ensemble incestueux (p.152-154): l’hédoniste Onfray est-il donc un être privé de désirs, dépourvu de fantasmes ? N’a-t-il pas lu Le Rouge et le Noir ou Le blé en herbe?
On sait que l’analyse par Freud de sa fille Anna, ainsi que celle d’autres proches de la famille, est – d’après sa propre théorie – injustifiable (cf. p.299). Il n’y a pas de maîtrise totale possible, même pour le père fondateur, il y a toujours un point aveugle quand il s’agit de soi-même: la relation archaïque à la mère reste un point inabouti de l’auto-analyse de Freud. Mais que tout devienne la preuve d’une passion incestueuse, y compris le moindre souci affectueux pour la personnalité fragile de sa fille, c’est une interprétation sauvage. Freud l’affirme fortement: tendresse et sensualité sont deux pôles différents de l’amour, même si l’une est la sublimation de l’autre.
10. Transfert
Onfray décrit avec délectation la névrose que Freud se reconnaissait lui-même (II,1, etc.). Curieusement, une fois de plus, il utilise les termes mêmes de la psychanalyse dans son projet de contester le freudisme. Curieusement aussi, il prend ici à la lettre ce que dit Freud, le prétendu affabulateur. Freud est donc sincère – dans sa correspondance avec son ami Fliess – sur quelque chose qui ne le montre pas à son avantage.
Ceci pose le problème de la première analyse, l’analyse avant que ne soit inventée l’analyse: ce ne pouvait être qu’une auto-analyse, prise dans le paradoxe d’un sujet qui veut se prendre lui-même comme objet en tant que sujet. C’est en contradiction avec ce que Freud découvre plus tard, à savoir que le ressort indispensable d’une analyse réussie, c’est le transfert. Un transfert qui implique une relation duelle entre le patient et l’analyste et qui se révèle comme le moyen pour les désirs archaïques de se répéter et de se résoudre. Fliess a été, par correspondance, le substitut de l’analyste manquant, d’où ce « transfert » et « contre-transfert » très forts entre eux : après avoir été très proches, ils se sont brouillés. Reste que l’auto-analyse, qui met à jour l’Oedipe, paraît inaboutie, elle bloque sur des points aveugles que seule la clinique permettra de relayer.
11. Magie
La théorie freudienne est une espèce du genre pensée magique affirme Onfray qui utilise les travaux de l’ethnologue Marcel Mauss (p.38; IV, 2 et 5.). On le sait, la magie est « auto-réalisatrice », elle peut fonctionner – à condition d’y croire. Elle est aussi irréfutable: si elle réussit, c’est qu’elle est valide, si elle échoue, c’est qu’une contre-magie a opéré.
De la même façon, le patient se transforme (si c’est le cas) parce qu’il croit à la validité du freudisme. Et s’il ne se transforme pas c’est que des résistances trop fortes opèrent ou que le patient tire un bénéfice (psychique) de sa névrose – et le freudisme a encore raison.*
Ceci ferait de la psychanalyse une doctrine « irréfutable », ce qui est mauvais signe. En effet, selon Karl Popper, l’irréfutabilité est paradoxalement la caractéristique d’une doctrine QUI N’EST PAS scientifique mais en reste à une simple croyance, justement parce qu’elle ne peut être soumise à un test de réfutation.
Le patient doit donc croire à l’analyse pour que ça marche, répète Onfray (pp.395, 445). C’est sûr, il ne s’agit pas d’avaler une pilule du bonheur, il faut adhérer à la procédure pour l’entreprendre, et réussir la cure par la parole demande un investissement personnel! En réalité d’ailleurs, le patient sera ambivalent, et en cours de route, il pourra lui arriver de dénigrer son analyste (moment du transfert négatif).
Freud lui-même compare les lois de l’inconscient aux lois opérant dans la magie et Onfray en tire l’affirmation que la psychanalyse est une pensée magique qui a renoncé à toute rationalité (p.364-365). A ce compte, l’ethnologie de la magie est une pensée magique, ou, dans un autre ordre d’idée, l’historien du nazisme est un idéologue nazi, etc. C’est Onfray lui-même qui a une conception magique: il croit que le savoir est contaminé par son objet.
12. Placebo
La psychanalyse « soigne dans la stricte limite de l’effet placebo » affirme encore Onfray (p38). Ce jugement, qu’il aime à répéter, ne tient pas.
L’effet placebo signale un bénéfice thérapeutique obtenu par l’absorption d’un produit qui ne contient pas de molécule chimique active. On peut, à la rigueur, élargir le terme à n’importe quel usage d’un procédé (amulette, rituel, croyance alimentaire etc.) apportant un soulagement en dehors de tout effet objectif prévisible.
L’analyse, c’est tout autre chose. Elle se déroule au cours d’une relation intersubjective entre un analyste et un analysant, en vue de modifier une symptomatologie psychique. Le placebo relève d’une sorte de conditionnement, tandis que l’analyse est définitivement structurante pour le psychisme du patient. Elle n’opère ni par magie ni par effet placebo, mais consiste en un long travail de la parole, à la fois construction d’un sens donné à ses actes et révélation sous un jour neuf des évènements de sa propre histoire.
13. Rationalisme vs irrationalisme.
Idéalisme ou matérialisme philosophique ? Après l’avoir rapporté à Nietzsche, Onfray classe Freud dans la pensée idéaliste, platonicienne, kantienne, schopenhauérienne, parce que Freud, dit-il, investit sa recherche dans l’imaginaire et le symbolique « en lieu et place du réel »: il a donc renoncé à la pensée rationnelle (III,4 p.310sq.). Onfray baigne dans le contre-sens. Comment peut-on être platonicien ou kantien et irrationaliste ? C’est de plus absurde: la réalité humaine est traversée de part en part par l’imaginaire et le symbolique (le langage), ou alors on peut ranger toute la culture, y compris les sciences… et le matérialisme lui-même dans la catégorie de l’idéalisme.
L’inconscient est illogique, ce qui justifierait tout et n’importe quoi: Onfray se gausse de l’invention par Freud d’une langue illogique qui serait l’idiome d’une secte (IV,2 p.375-376). Quel Freud a-t-il lu ? Les textes de Freud sont lumineusement clairs et lisibles par tous.
Mais surtout, c’est qu’il y a une autre logique à l’oeuvre dans l’inconscient, la même qui est à l’oeuvre dans la magie ou dans la poésie, une logique que Freud décrypte en montrant que le rêve n’est pas un pur chaos (la « condensation » et le « déplacement » dans le rêve équivalent à la métaphore et à la métonymie dans la poésie).
Avec la psychanalyse, on est dans le registre d’une tentative rationnelle pour comprendre les lois de l’irrationnel du sujet humain (ce qui, certes, ne fait pas une science au même titre que la science de l’objet bactérie, coeur ou neurone). Freud opère une réduction logique de l’illogique et il applique avec constance le principe rationnel du déterminisme.
Le rationalisme est moins simple que ce à quoi s’arrête Onfray, à preuve que sur le terrain même des sciences physiques, la théorie quantique ne peut être exprimée dans la logique ordinaire de la non-contradiction, elle requiert une logique non standard.
Par ses incohérences répétées et malgré son hymne à la rationalité, c’est Onfray qui baigne dans l’irrationnel: le portrait qu’il fait des anti-Lumières (V,1 p.475) lui convient mieux qu’à Freud.
14. Normal vs pathologique.
Onfray dénonce l’effacement des frontières, opéré par Freud, entre le normal et le pathologique, entre la santé, la névrose et la psychose (pp.202, 565) ajoutons: et la perversion. La motivation en serait, pour ce grand névrosé qu’était Freud, « de devenir illico presto un individu normal »: explication étrange qui rendrait inutile toute cure!
Il est vrai qu’il n’y a pas, pour Freud, de solution de continuité entre névrose et trait de caractère de l’homme dit « normal », mais seulement des différences de degré. Un traumatisme de la vie peut faire basculer dans une névrose qui était latente; un névrosé peut mener une vie sociale riche – par exemple Freud.
Onfray oublie la pensée de l’un de ses maîtres: « Chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition » (Montaigne). Chacun a sa singularité propre mais nous sommes tous formé d’agencements divers des mêmes briques psychiques, semblables et différents.
C’est vrai pour la psychose aussi: dans le rêve, chacun est un psychotique! Néanmoins, Freud ne confond pas la schizophrénie ou la paranoïa et leurs délires respectifs, avec un trouble hystérique ou obsessionnel d’ordre névrotique. Dans la névrose, le clivage du sujet se situe entre le Moi et le ça; dans la psychose, le clivage se situe entre le Moi et le monde extérieur (Névrose, psychose et perversion, 1914.) La psychose est, pour Freud, hors de portée de la thérapeutique analytique ce qui peut d’ailleurs expliquer certains de ses échecs.
Finalement, Onfray rejette les névrosés et les psychotiques dans un ailleurs indéterminé et semble exclure tout traitement psychique des troubles psychiques (p.456).
A titre de comparaison, la physiologie ne fait pas d’opposition catégorique entre état de santé et état pathologique. Il y a une continuité et des ruptures. De plus, la « norme » est une caractéristique vitale éminemment variable selon les individus et les situations.
Cependant, Onfray pousse jusqu’au délire sa thèse (IV,6 p.460-461 et p.564-566). Effaçant la différence entre normal et pathologique, Freud effacerait la différence entre le psychiatre et le fou (on peut sourire) mais aussi entre les bourreaux nazis et leurs victimes juives (le sourire se fige). Freud, cet exilé du nazisme, dont les quatre soeurs sont mortes en camp (p.566), serait finalement un crypo-nazi. Le propos d’Onfray cache une mauvaise foi et une paresse de pensée abyssales: Onfray est un « primaire » qui s’arrête à son premier propos, le pousse jusqu’à l’absurde, sans être capable du moindre recul sur soi. Il tourne à l’infâme.
Allons plus loin, en suivant du regard Hannah Arendt: les procès des criminels de guerre ont montré que ce n’est pas seulement le psychotique mais aussi l’homme « ordinaire » qui se transforme en bourreau dans le contexte du nazisme: ce qui n’efface pour autant nullement sa responsabilité.
15. Intimité.
Abordons les bas-fonds de l’intimité du maître, façon presse à scandale. Onfray se répand sur la capacité sexuelle défaillante de Freud, doublée d’un adultère, et il nous promet de grandes révélations… à partir de textes qui ont été expurgés, interdits d’accès, voire détruits, d’où la propension d’Onfray a adopter une thèse complotiste (p.34-36; II,4; pp.139-142,152, etc.). Il est vrai que les archives ont été censurées, mais elles tombent maintenant progressivement dans le domaine public.
Ce qui est en cause, c’est une relation de Freud avec sa belle-soeur Minna Bernays, après que Freud se soit résolu à l’abstinence avec sa femme Martha – comme moyen contraceptif (II,4 p.162-168). Onfray affirme (page 563) que cette relation adultère s’est prolongée « sa vie durant ». Pas de preuve, une rumeur, devenue vérité pour Onfray qui pratique le « performatif » qu’il reproche si souvent à Freud.
1) Si l’adultère était avéré, pourrait-on en tirer un argument, autre que sournois et puritain, contre la psychanalyse ? Onfray l’hédoniste devient ici un Père-le-pudeur.
2) Que mari, épouse et belle-soeur aient cohabité dans l’intimité du même appartement et même dans des chambres contiguës ne permet de tirer aucune conclusion, bien au contraire, surtout si l’on se replace dans le contexte de l’époque où la cohabitation familiale était fréquente. Ou alors, il faut supposer une Martha soit aveugle soit complice (ce que fait Onfray p.494), chose peu vraisemblable.
3) Onfray parle d’inceste: il a un problème avec ce terme. La relation supposée entre beau-frère et belle-soeur n’est pas une relation proprement incestueuse.
4) Les multiples voyages entrepris par Freud et Minna (p.165), tandis que Martha, la femme de Freud, reste à Vienne, sont des indices convaincants d’une relation sexuelle, selon Onfray. Il appuie son affirmation sur les courriers enthousiastes que Freud et Minna envoient de leurs lieux de séjour à Martha. L’ « aveu » de ce courrier prouve au contraire que Minna n’est pas la maîtresse de Freud, sauf à faire de Martha une naïve ou une complice.
4) L’hypothèse d’un voyage en Italie de Freud avec sa belle-soeur en vue d’un avortement (p.246) est une pure supposition. Aucune référence n’est indiquée par Onfray.
5) Seconde « hypothèse »: Freud subit en 1923 une vasectomie, sous prétexte, dit Onfray, de raviver sa puissance sexuelle avec Minna (p.246). Où Onfray a-t-il trouvé cet étrange prétexte? Ajoutons qu’en 1923 Freud (né en 1856) a 67 ans et Minna (née en 1865) a 58 ans.
Ces ragots sont une fabrication de la grande offensive anti-psychanalyse des années 1970, venue des milieux de la droite puritaine des Etats-Unis et qu’Onfray reprend à son compte.*
16. Echecs
Onfray recense quatre cas d’erreurs médicales, toutes antérieures à 1900. Trois de ces cas aboutissent à un décès. Une accusation aussi lourde doit reposer sur un dossier solide. Rien de tel ici. La justice d’Onfray est expéditive: il a pour seule pièce à charge les propos de Freud lui-même, tordus dans le sens qui lui convient. Ces quatre cas sont exposés en annexe*, aucun d’entre eux n’est convaincant. Dans un de ces cas, les éléments qui annulent l’accusation sont zappés.
Passant aux échecs des cures analytiques, Onfray rapporte l’élaboration de la théorie freudienne à sa seule auto-analyse, citant des propos de Freud se plaignant de ne pas avoir de patient ou pas assez (p.282sq. etc.). Simultanément il fait le catalogue des échecs de Freud et de ses mensonges sur ses « guérisons de papier » (IV,4).
Onfray s’attarde sur le cas des patients rapportés dans Cinq psychanalyses (1909). Trois sont des analyses proprement dites: Dora (Ida Bauer; hystérie), l’Homme aux rats (Ernst Lanzer; névrose obsessionnelle), l’Homme aux loups (Sergueï Pankejeff). Ce sont tous des échecs, selon Onfray, contrairement à ce que prétend Freud.
Dora (p.421 sq.). Si l’on suit le Dictionnaire, le cas de Dora est en effet un échec qu’on peut relier à l’absence de maîtrise du transfert dans cette cure pratiquée durant 11 semaines en 1900. L’amélioration a été momentanée, Dora connaît de nouveaux troubles hystériques ultérieurement. Dans le sens contraire, Dora, ayant pris connaissance du texte de Freud, en manifesta de la fierté et se prit à en discuter (Dictionnaire, 138-145).
L’Homme aux rats: 9 mois de cure en 1907-1908 (p.427 sq.), échec selon Onfray. Roudinesco et Plon (Dictionnaire p.916), parlent, au contraire, de réussite.
L’Homme aux loups (p.433 sq.) entreprend plusieurs années de cure entre 1910 et 1920, puis avec d’autres analystes, jusqu’à sa mort en 1979. Selon Onfray, le patient rejette la psychanalyse. Selon le Dictionnaire au contraire, il prend le parti de Freud. En effet, il rédige ses mémoires dans lesquelles il commente son analyse (Dictionnaire, p.1119).
On remarquera que dans son ouvrage de 600 pages, Onfray ne concède AUCUN cas de succès (le plus pathétique étant l’échec de Freud sur lui-même!). Il ajoute que Freud ne reconnaît aucun cas d’insuccès, ce qui n’est pas exact (cf. p.413-415). N’étant pas à une contradiction près, Onfray affirme que Freud attribue les échecs à la responsabilité du patient lui-même (p.465) et toujours aussi cohérent, il gratifie, on l’a vu, le succès de la cure analytique d’effet placebo.
17. Succès
Il est difficile de concevoir un test « objectif » applicable à la psychanalyse. C’est une clinique: on ne peut pas refaire l’histoire d’un patient en retranchant son analyse. Que reste-t-il pour juger de l’efficacité de la psychanalyse ?
Il y a eu des enquêtes comparatives dans des milieux institutionnels – plutôt en défaveur de la psychanalyse – mais pas dans la pratique de ville. On peut trouver un sondage favorable, mais sa rigueur n’est pas satisfaisante (voir: sondage.)
Trois difficultés 1) il n’y a pas, fort heureusement, de fichier des analysés; 2) Il resterait à définir ce qui peut être admis comme succès ou comme échec; 3) il faut tenir compte de la gravité des cas traités.
Cependant, si l’on suit Onfray, nulle part la psychanalyse n’a soulagé un patient, réduit une dépression, levé des obsessions, sauvé quelqu’un d’idées suicidaires, ou si elle l’a fait, n’importe quoi aurait pu servir à titre d’effet placebo. En toute sincérité, il y a au moins un cas de réussite, c’est le mien! J’en connais d’autres autour de moi. On peut trouver des témoignages d’écrivains: je me rappelle celui de Marie Cardinal relaté dans Les mots pour le dire (1977). Un tel relevé empirique n’a pas valeur de preuve, mais il est difficile de penser que, parmi les dizaines de millions de personnes qui ont suivi des psychothérapies d’inspiration psychanalytique de par le monde, il n’y ait eu que des déceptions.
Le texte de Freud L’Analyse avec fin et l’analyse sans fin (1937), engage le débat pour savoir ce que signifie le succès ou l’échec d’une analyse et si elle a une fin. Onfray fait à tort de ce texte l’aveu d’un échec (p575-576). En réalité, l’analyse en soi est virtuellement interminable et elle se traduit, à un moment donné, par une décision motivée d’arrêt de la cure.
L’analyse réussie déplace des flux d’énergie et d’affects, elle écarte la répétition d’une jouissance destructrice et libère la capacité à créer tout en accueillant la reconnaissance d’un manque, elle réconcilie avec sa propre histoire familiale – sans bouleverser pour autant le « style » de personnalité.
18. Fric
Citations choisies à l’appui, Onfray affirme que Freud se soucie plus de ses revenus et de ses recherches que du soulagement de ses patients, qu’il tient même dans le mépris (IV,3 et 4, p402, 414-415). Ce qui l’intéresse, assure-t-il, c’est le fric tiré des séances sur son divan viennois. D’ailleurs, Freud écarte d’emblée les pauvres (pp.394, 403 sq.).
Le coût annoncé est faramineux et ne peut concerner que les classes privilégiées dont sont issus les patients de Freud: 25 $ la séance en 1925 soit 415 euros actuels dit Onfray. Je ne trouve pas la même conversion*. Le prix d’une analyse a pour effet de mettre le patient sous la pression de réussir. Inversement, la cure doit avoir une certaine durée, selon Freud, car une « guérison » trop rapide serait temporaire. Moyen, selon Onfray, de garder une clientèle captive.
Que font les psychanalystes actuels en France ? Ils adoptent un tarif de spécialiste – 40 à 80 euros pour une durée de 20 à 50 minutes par séance, avec un rythme d’une séance par semaine (avec, par moments, soit plus de séances, soit une interruption). Mais surtout, les honoraires sont adaptés aux revenus du patient: ils peuvent donc être plus bas, ou plus élevés. Certes, c’est un gros « investissement », variable selon le nombre de séances et la durée d’un traitement, durée qui se compte en mois ou en années.
Comparons avec la médecine des pathologies du corps: 1) Il y a des échecs et des succès, des maladies curables et incurables; 2) Il y a des traitements onéreux, et des dépassements d’honoraires; 3) Il y a des traitements efficaces mais prescrits à vie. Ces constats ne permettent pas d’invalider la pratique médicale en général, pas plus que, mutatis mutandis, la pratique psychanalytique.
La deuxième partie de cet article aborde les aspects culturels, politiques, épistémologiques de la psychanalyse telle que la voit Onfray.