La première partie effectuait un parcours critique du texte de Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole, à travers la naissance de la psychanalyse, sa méthode thérapeutique et quelques-uns de ses concepts. La deuxième partie aborde les aspects plus politiques des propos et des écrits de Freud, ainsi que la question de la validité théorique de la psychanalyse.
SOMMAIRE DE LA DEUXIEME PARTIE
19. Libération sexuelle 27. Psychique et somatique
20. La place des femmes 28. Inconscient
21. Perversions 29. Réel, imaginaire, symbolique
22. Démocratie vs fascisme 30. Mythe scientifique
23. Eros vs Thanatos 31. Anti-psychanalyse
24. Science vs fable 32. Comportementalisme
25. Dogmatisme CONCLUSION
26. Doutes ANNEXES
19. Libération sexuelle
Freud dénonce le conformisme de son époque avec sa répression (excessive) des pulsions, source de névrose, et affirme la nécessité d’une répression (modérée) des pulsions (V, 1 et 2). Il prône un ajustement du principe de plaisir (la nécessaire satisfaction individuelle) et du principe de réalité (la nécessaire régulation sociale). Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat: on est en face d’une éthique de la modération.
Freud est socialement réformiste et non révolutionnaire, il ne porte pas le drapeau de la « libération sexuelle politique et sociale », seulement celui d’une libération individuelle modérée (p.491): c’est peut-être un peu court, mais peut-on demander à Freud d’être aussi un grand penseur politique ?
20. La place des femmes.
Onfray fait de Freud un misogyne, un phallocrate et un homophobe (V,4 p.506). Il est vrai que le discours de Freud est souvent sexiste, surtout dans ses débuts. L’avenir idéal de la femme c’est la mère – et dans ce but, elle doit passer de la satisfaction clitoridienne à la satisfaction vaginale (p.512). Freud, sur ce point, a du mal à s’extraire des préjugés de son époque. Mais il n’est pas tendre non plus avec les hommes.
Il est phallocentrique, mais pas misogyne: le phallus est le déterminant majeur pour les deux sexes (Lacan le qualifiera de signifiant premier: il s’agit non du pénis mais d’un déterminant symbolique maternel). Au final, Freud reste muet devant ce mystère: il parle de la femme comme « d’un continent noir » (cf. p.507), il se demande: « Que veut la femme? »
Soit le texte Conséquences psychiques de la différence des sexes (1925) dans lequel Freud précise d’emblée qu’il ne fait que présenter une ébauche qui en appelle à de nouvelles recherches. Onfray déclare pourtant ceci (p10): ce texte « l’affirme clairement: le corps féminin est « une créature mutilée »… Dans l’esprit de Freud… la femme personnifie le sous-homme ». Sous-homme ?
Une fois de plus, on a une lecture à contre-sens. En effet, Freud ne fait que décrire la réaction du petit garçon à la vue du sexe dénudé d’une petite fille, s’apercevant qu’elle n’a pas de pénis. A ce moment, dit Freud, deux réactions peuvent naître chez le petit garçon, qui « détermineront de manière permanente son rapport à la femme: répugnance face à cette créature mutilée ou dépréciation triomphante de celle-ci » Il analyse ensuite la réaction de la petite fille faisant le constat symétrique, avec le thème de l’envie de pénis puis du désir d’enfant (OC, XVII p.195 sq.).
Freud dévoile (à juste titre ou pas, c’est une autre question) la naissance de la croyance masculine de l’infériorité de la femme chez le petit garçon (et chez la petite fille), il ne reprend pas à son compte l’idée que la femme est en soi une créature mutilée: bien au contraire, la femme est autant dotée sexuellement que l’homme, voire plus. Freud ajoute ceci: « tous les individus humains… réunissent en eux des caractères masculins et féminins« , caractères dont il affirme en outre que la qualification de « masculin » (actif) ou « féminin » (passif) leur est attribuée de façon conventionnelle (cf. p.513): le genre n’est pas aussi net que le sexe!
21. Perversions
Onfray parle du « combat de toute son existence [celle de Freud] contre la masturbation » (III,4 p.307). Freud fait de la masturbation (en réalité de l’addiction à la masturbation) la cause de la neurasthénie, d’accord en cela avec la pensée dominante (V,3), alors qu’il est lui-même, selon Onfray, un grand masturbateur (la preuve: il a « toujours de gros trous dans les poches de ses pantalons » ! p.566). Il est vrai que cet auto-érotisme semble avoué par Freud, et qu’il est relié théoriquement au désir incestueux.
La question de la définition de la sexualité et de la perversion est ici en jeu. Freud donne une définition extensive de la sexualité (liée à la notion de zone érogène avec étayage sur un besoin physiologique). Elle englobe une sexualité infantile qu’il est le premier à décrire systématiquement.
La perversion couvre un large éventail de comportements, de la sexualité infantile (avec ses « pulsions partielles », par exemple le suçotement) aux comportements adultes « déviants » (marquées par le déni). Freud définit la perversion par rapport à une norme admise qui est le coït, inscrit dans la fonction de procréation. Il y a une assomption de la « perversion » de l’enfant et du complexe d’Oedipe, comme préparation à la génitalité adulte. Par conséquent la masturbation et l’homosexualité sont des « perversions » car elles signifient une arrêt du développement de la pulsion par « un choix narcissique d’objet ». Cependant, perversion a perdu son caractère péjoratif.
Pour ce qui est de l’homosexualité (V,4 p.513 sq.), on ne peut parler d’homophobie chez Freud. Onfray reconnaît d’ailleurs qu’il refuse la pénalisation de l’homosexualité dès 1897. Freud se situe ici dans une tolérance plus grande que les hommes de son temps. Il identifie de « grands hommes » homosexuels. En 1935 (Dictionnaire p.681), il écrit que l’homosexualité n’est ni un vice ni une maladie. Elle existe à l’état latent chez chacun d’entre nous en raison de la bisexualité originelle de l’être humain.
Néanmoins les définitions données par Freud de ce qui est sexuel et de ce qui est pervers sont contre-intuitives et sujettes à débat – un point qu’Onfray n’exploite pourtant pas. Quant à la psychanalyse française d’après Freud, elle a troqué, avec Lacan, la référence à une « norme » psycho-sociale pour une éthique du désir.
22. Démocratie vs fascisme
La solution freudienne à la névrose est individuelle et non pas sociale: c’est la critique qu’adresse Onfray, lui qui est pourtant l’apôtre de « la sculpture de soi. » Or, on ne voit pas comment une révolution sociale pourrait abolir la dimension individuelle de la sexualité ainsi que toute souffrance psychique. Freud ne nie pas le rôle du contexte social mais se situe sur un autre terrain.
Mais surtout, Onfray affirme la compatibilité de la psychanalyse freudienne avec le fascisme. Cela se manifesterait par le culte du chef, l’absence de pacifisme, la complaisance pour le fascisme et le nazisme, la critique du bolchévisme, la déconstruction du judaïsme « au pire moment », en 1939, avec L’Homme Moïse et le monothéisme, sans parler du fait, déjà signalé, que Freud confondrait bourreau nazi et victime du nazisme (V,5 et 6).
Prenons le texte de Freud Psychologie des masses et analyse du moi (1921): est-il une apologie de la manipulation des masses par le leader, comme le prétend Onfray (p.541 sq.) ? Dans ce texte, Freud décrit le mécanisme par lequel un chef domine la foule, prenant la place de l’idéal du moi; il ne passe pas du descriptif au normatif: il ne dit pas que les sociétés doivent être menées par des chefs. Or si cette description peut être utilisée par le manipulateur, elle sert au moins autant l’émancipateur, lui permettant de décrypter cette manipulation. Onfray répète l’erreur de confondre l’émetteur d’une idée avec le partisan de cette idée: faut-il le redire, expliquer et justifier sont deux choses différentes.
Freud critique souvent le communisme – dont il fait « régulièrement… de longues analyses » (p226), en réalité rares et courtes (cf. p536) – mais reste indifférent aux crimes de l’austro-fascisme et ne présente nulle part une critique en règle du nazisme. Et même, en avril 1933, à la demande d’un ami, il dédicace « Pourquoi la guerre ? » à Mussolini : « salut respectueux » écrit-il, au « héros de la culture » (p.524 sq.) Quel est le contexte de cette dédicace ? Mussolini n’est pas antisémite et Freud espère sa protection alors qu’Hitler vient de prendre le pouvoir en Allemagne. L’antisémitisme d’Etat du régime mussolinien est postérieur.
Certes, Freud, en 1933, a essayé de maintenir une présence de la psychanalyse dans l’Allemagne gagnée au nazisme (p.547 sq.). Sans résultat: la psychanalyse a été effacée comme « science juive » et les psychanalystes, juifs ou non-juifs, se sont exilés – comme Freud qui quitte Vienne en 1938 -, d’autres sont morts en déportation. N’est restée en Allemagne qu’une psychothérapie aryanisée (l’Institut Göring), nettoyée de toute substance freudienne (Dictionnaire p.1053 sq.). C’est Jung, séparé de Freud pour s’installer sur une autre planète théorique, qui s’est compromis avec le nazisme. De son côté le stalinisme a proscrit la psychanalyse comme « science bourgeoise », préférant Pavlov à Freud. La psychanalyse ne s’est épanouie que dans les régimes démocratiques.
Onfray est partial: dans l’Avant-propos (1938) de L’Homme Moïse et le monothéisme, Freud critique plus sévèrement encore le nazisme et le fascisme italien que le régime soviétique. L’Homme Moïse, contrairement à ce qu’il avance, n’a pas servi d’arme aux anti-sémites. Ce texte n’est qu’une tentative d’expliquer pourquoi les juifs se sont attiré une haine universelle et se retrouvent face à de nouvelles persécutions*.
Sans doute, Freud se montre opportuniste, il est un conservateur en politique et tient des propos de mépris pour les masses incultes, il pense que les hommes doivent être conduits par une élite. Mais on ne peut en dire plus, si l’on écoute bien tout ce qu’il dit: nulle part il n’est l’ennemi de la démocratie, bien au contraire: Malaise dans la civilisation (1930) dénonce la barbarie qui assombrit l’horizon.
Quoi qu’il en soit, si l’image du personnage en est ternie (c’est ce qui intéresse Onfray), la position conservatrice » de Freud en politique n’invalide pas la psychanalyse. On verra que Onfray, de son côté, n’hésite pas à puiser dans la pensée de droite.
23. Eros vs Thanatos
De plus, selon Onfray, si Freud énonce la pulsion de mort (réduction de la tension, retour à l’inorganique par le détour de la vie), c’est qu’il adhère au nihilisme contemporain, lequel débouche sur le nazisme: raccourci stupide et injurieux. Sans doute Freud est-il foncièrement pessimiste sur la « nature humaine » (V,1). Non sans raison, Malaise dans la civilisation (1930) insiste sur la fragilité de la civilisation comme entreprise de canalisation de la pulsion de mort au prix de la désignation d’un groupe qui fait office de victime émissaire. Mais au final, Freud travaille pour la pulsion de vie, pour un accroissement de la vie, pour l’émancipation des liens morbides qui nous font répéter une souffrance. Sur le plan plus large des sociétés humaines, il en appelle à un sursaut d’Eros, la pulsion de vie, face aux forces de destruction montantes (dernière page de Malaise dans la civilisation.)
Même remarque concernant l’échange entre Einstein et Freud publié dans « Pourquoi la guerre ?. » (1933), le texte dédicacé à Mussolini (p.527 sq.) Il est inexact de dire que Freud y fait figure de belliciste. C’est toujours la même erreur: reconnaître, comme le fait Freud, la permanence de la guerre dans l’histoire est-ce donc être belliciste ?
24. Science vs fable
Onfray, quoi qu’il ne le dise pas, ne peut se contenter d’une psychobiographie de Freud, il lui faut ajouter une attaque épistémologique, car toute théorie a sa validité indépendamment de ses antécédents: elle est surdéterminée. Ainsi la théorie de la gravitation a une validité universelle bien qu’elle soit publiée en 1684, en Angleterre, par un dénommé Newton.
Selon Onfray, la psychanalyse n’est pas une science, comme le proclame Freud, mais une création existentielle (p.50), la philosophie de Freud (p.98; cf. I,5), une psychologie littéraire autobiographique (p.104), un roman, une fable, un mythe. Toute la psychanalyse (ses concepts, ses analystes, ses vécus de patients) constitue l’expression d’une religion qui se ramène, par l’entonnoir du propos d’Onfray à la mythologie de la petite névrose personnelle de son fondateur.
Pour atteindre son but, Onfray convoque le modèle des sciences « dures » (physique, chimie, biologie). Il écarte d’un revers de main (p.93) les « sciences humaines » dont la méthodologie et l’objet sont, par principe, différents. Les sciences dures traitent d’un objet matériel, inscrit dans un protocole expérimental, en vue d’établir des corrélations inscrites dans des lois prédictives; les sciences humaines traitent d’un sujet, le sujet humain parlant, par un processus d’interprétation de ses représentations et de ses comportements. Ce qui est alors visé, c’est la compréhension du sens des actions humaines: la psychanalyse est de ce côté.*
25. Dogmatisme
Sur la base de sa généalogie du freudisme, Onfray dresse un tableau effrayant du dogmatisme, de l’esprit de secte, de la « soumission » des disciples qui se prosternent devant leur « demi-dieu », des disciples atteints de « psittacisme » et parlant une langue faite d' »incantations » magiques (pp.140, 376, 471): voilà à quoi Onfray ramène le monde multiple, divisé et innovant des héritiers de Freud, si talentueux soient-ils.
Il dénonce l’aspect « totalisant » de la psychanalyse qui consiste à vouloir tout expliquer dans tous les domaines de la culture et du comportement humain par l’application d’une grille d’interprétation « pansexuelle » (p89-90).
De plus, Freud a construit un « appareil de domination idéologique » et institué un « tribunal révolutionnaire » qui disqualifie ses adversaires. (IV,6, p.456-458 et la Concl.) Dans la même page où il insiste sur la juiveté de Freud, Onfray décrit « son plan de guerre pour conquérir le monde » (IV, 5 p.452). Il répète plus loin que le freudisme « revendique ouvertement la domination universelle – et s’en donne les moyens » par…un comité secret (p.556 sq.) Ce discours d’Onfray laisse, une fois de plus, un malaise.
Certes, la psychanalyse est parfois tombée dans les défauts que formule Onfray. Toute théorie est menacée par la tentation totalisante, toute communauté d’hommes de science repose sur le jugement des pairs et comporte ses sectarismes. Le texte d’Onfray lui-même tombe dans le penchant « totalitaire » qu’il dénonce: il prétend ramener toute la psychanalyse à une formule unique.
26. Doutes
Onfray répète à de nombreuses reprises (III,3, etc.) que Freud est péremptoire, dogmatique et qu’il ne reconnaît pas ses erreurs, mais il dit aussi qu’il hésite, reconnaît ses insuffisances et ses erreurs ! Ce qui est exact, c’est que dans tous les textes majeurs de Freud on trouve l’aveu d’insuffisances thérapeutiques, l’affirmation d’un inachèvement de la théorie, des hypothèses émises avec réserve, des propositions à soumettre au débat, l’examen d’objections, l’attente de prolongements par des successeurs.
Onfray dresse la liste des contradictions du freudisme, dans un joyeux méli-mélo a-chronologique (III,3 p.297-300). C’est comme si on voulait dénoncer Onfray en faisant le relevé de ses palinodies, à commencer par: il a adoré Freud et maintenant il le démolit.
En réalité, l’oeuvre de Freud manifeste simplement un travail normal de recherche, lequel ne suit jamais une ligne droite (qui supposerait le problème résolu d’avance). Ainsi en est-il quand Freud remanie sa théorie en passant de la 1ère topique (inconscient, préconscient, conscient) à la 2ème (ça, moi, surmoi) ou en modifiant son système des pulsions. Le ressort de ces enrichissements, c’est une dialectique de la conceptualisation et de la clinique, le va-et-vient entre théorie et écoute de la parole des patients.
27. Psychique et somatique
Dans les mêmes pages Onfray nous dit que Freud nie le corps en faisant du « tout psychique » et qu’il affirme la base corporelle du psychisme, déclarant par exemple qu’on remplacera peut-être un jour la méthode psychologique par des substances chimiques (III,5 et p.575-576): la contradiction n’est pas dans Freud, elle est dans Onfray.
En effet, Freud revient souvent sur cette idée: la psychanalyse est un « édifice artificiel d’hypothèses » qui « devront un jour être placées sur la base de supports organiques » (Pour introduire au narcissisme, 1914) Cette formule qui, n’est pas la marque de l’échec, mais seulement la reconnaissance du caractère provisoire de la recherche, renvoie au débat toujours ouvert de l’articulation du psychique et du physique.
La psychanalyse contemporaine n’a pas pris cette direction, elle a mis en avant, avec Lacan, la valeur du Symbolique dans son rapport à l’Imaginaire et au Réel. L’inconscient n’est pas une région du cortex ou une cachette dans le psychisme mais une cause obscure qui se joue entre pulsion et langage, entre un Moi qui a l’illusion de sa maîtrise et la vérité d’un Sujet. Entre l’objectivation des neurosciences et la subjectivation de l’analyse, la faille est apparemment totale. Cependant, Freud n’a pas tort: il faudra bien, un jour, ouvrir un dialogue entre psychanalyse et neurosciences.
28. Inconscient
L’inconscient de Freud est un « performatif » dit Onfray, un adjectif dont il raffole (p.314, etc.) et qu’il utilise dans son acception « molle »: Freud dit, répète et ainsi fait être ce qu’il nomme. Résumons l’idée d’Onfray (III,4): l’inconscient est par définition indéfinissable car faire venir l’inconscient au conscient, c’est le perdre comme inconscient. A l’inconscient ne peut s’appliquer la méthode expérimentale, il ne peut se voir, ce qui le met hors jeu.
Mais la réalité d’un inconscient fait aujourd’hui consensus (la conscience se découpe sur fond d’un inconscient; les processus neuronaux sont inconscients), ce qui est contesté c’est seulement l’inconscient freudien. Un inconscient qui, du statut de nom d’un topos, est ramené progressivement par Freud à son utilisation première d’adjectif. Or, Onfray se contente de boutades à l’adresse de l’inconscient freudien.
Freud a parlé des trois blessures narcissiques de l’homme, apportées par Copernic, par Darwin, puis par lui-même, comme découvreur de l’inconscient. Onfray dénonce l’outrecuidance du maître de la psychanalyse qui se compare aux grands hommes de science que sont Copernic et Darwin (II,8, p200, etc.). Mais, si l’on y regarde de près, Copernic et Darwin ne sont que des précurseurs de science: Copernic n’est pas Kepler et Darwin n’est pas la théorie synthétique de l’évolution. Onfray ne maîtrise pas l’histoire des sciences.
Il fait souvent appel au bon sens, à l’évidence et à l’indignation spontanée, contre les élucubrations de Freud sur cette force magique que serait l’inconscient. Il inclut, à tort et à travers, de nombreux [sic] et même [sic!] (p.460) dans ses citations de Freud, aspirant à notre complicité. Or la science ne se construit pas seulement contre le mythe (p.200) mais aussi CONTRE le sens commun. Le sens commun rejette Copernic (l’héliocentrisme est contraire à notre perception), il rejette Darwin (l’homme « descend du singe » : qui peut croire cette fable ?), il rejette Freud (et son désir inconscient). Le « bon sens » n’est pas un argument quand il s’agit de science.
29. Réel, imaginaire, symbolique
Quand Onfray reproche à Freud d’investir dans l’imaginaire et le symbolique en lieu et place du réel, tandis que l’homme de science fait l’inverse (IV,2 p.372-373), il est dans une totale confusion pour trois raisons: parce que le symbolique et l’imaginaire ont une réalité (mentale); parce que faire l’étude de l’imaginaire n’est pas faire une étude imaginaire; parce que la science passe par un moment d’imaginaire (d’inventivité) et se meut dans le milieu du symbolique (« la science est une langue bien faite »).
Pour Onfray, n’existe que ce que l’on voit au terme d’un travail de recherche. Or, même dans les sciences exactes, prises pour modèle, on ne voit rien. Les corpuscules ou les ondes électromagnétiques sont invisibles: on les suppose par leurs effets, repérés à travers un appareillage mathématique et technique. La matière est une donnée des sens dit Onfray. Mais pour le physicien moderne c’est un système d’équations mathématiques, c’est-à-dire un langage symbolique indéchiffrable pour le sens commun. Onfray hallucine un accès direct au réel, qui serait donné quelque part dans sa pureté, un réel « tangible » dit-il; or l’accès au réel est voilé, les faits ne sont pas « donnés » mais « faits », mâtinés d’éléments symboliques.
Il faut comprendre l’articulation des deux sens du terme « symbolique »: le sens
englobant (symbolique = ordre de la langue, qu’elle soit parlée, mathématique, etc.), le sens inclus (symbolique = métaphorique, figuré), deux sens qui sont en interrelation (tout langage a une dimension figurée). Onfray utilise « symbolique » dans son sens réduit: Freud n’userait que de métaphores. Or, une telle pensée n’obéit qu’à « un ordre déraisonnable… illogique » dit Onfray (p386) qui ne relève pas son propre oxymore: l’ordre déraisonnable relève seulement d’une autre raison.
30. Mythe scientifique et roman historique
Onfray examine les textes spéculatifs de Freud: Totem et tabou, L’Homme Moïse et le monothéisme (II,8-9), spéculations très datées, aussi datées que le sont l’ethnologie et l’histoire de l’époque. Même chez les psychanalystes, ce sont les deux textes les plus critiqués de Freud.
Totem et tabou est appuyé sur des matériaux ethnographiques empruntés à Darwin (l’hypothèse de la « horde primitive »), à Frazer, et à d’autres ethnologues; il s’agit d’un « mythe scientifique » selon l’expression de Freud, qui émet lui-même de sérieuses réserves à l’égard de ses propres spéculations. L’Homme Moïse et le monothéisme est une remontée aux sources du judaïsme où Freud reprend des hypothèses empruntées à des spécialistes de l’antiquité dans une construction originale qui, nous dit-il lui-même, est un « roman historique. »
Onfray se moque de ces deux oxymores: mythe scientifique et roman historique. Il a une vision basique de la méthode scientifique (pp.200, 313-314) qui confine au réalisme naïf. Il en est resté au schéma de la méthode expérimentale décrit par Claude Bernard en 1865 (observation, hypothèse, vérification) et apparaît totalement ignorant des débats épistémologiques qui ont lieu depuis un siècle, par exemple autour du couple réalisme/constructivisme. Même l’oxymore « mythe scientifique » a du sens dans les sciences exactes (l’ « expérience de pensée » de Galilée; le chat « mort-vivant » de la théorie quantique; les spéculations sur des univers parallèles, etc.), quant à la formule « roman historique », elle est recevable.
31. Anti-psychanalyse
Onfray, homme de gauche – tel il se dit -, revendique son « accord » avec les ouvrages d’auteurs situés à droite (p.593: « avoir raison avec la droite ou se tromper avec la gauche ») – voire à l’extrême-droite – ce qui ne constitue pas en soi un argument pour ou contre.
Or, ces ouvrages ont paru avant le texte d’Onfray et il semble bien que ce dernier y puise à pleines mains et n’apporte rien de vraiment neuf, sauf peut-être l’utilisation de la vulgate nietzschéenne (qu’affectionne d’ailleurs aussi l’extrême-droite).
En effet, la vieille thèse selon laquelle la psychanalyse est une supercherie fabriquée par un pervers est réactivée dans les années 1970, aux Etats-Unis. A cette date renaît un mouvement anti-psychanalytique qui fabrique la thèse de l’adultère de Freud comme une réfutation de Freud. Les années 1970 sont l’époque du grand tournant conservateur et néo-libéral aux Etats-Unis qui s’articule à l’idéologie puritaine des courants évangéliques. C’est cette thèse, avec son lot d’insinuations, de contre-sens théoriques et de théorie complotiste, qui est reprise par Onfray.
32. Comportementalisme
Contre Freud, Onfray voudrait effacer le plan du psychique au profit d’une science unique qui serait la biologie. Il fait du psychique un épiphénomène, l’écume du système nerveux. Il nie l’inconscient psychique mais suggère un inconscient totalitaire de la biologie du cerveau. L’autonomie de la pensée et du langage est abolie: c’est un intégrisme matérialiste réducteur qui ramène toute pensée à une non-pensée (III,5). Il suggère un monde transparent et glacé où le désir est absent (ou alors soit normé, soit pathologique) et la pensée (y compris par conséquent la sienne propre) illusoire.
Le freudisme est mortel, peut-être. Il a irrigué notre culture et notre mode de pensée (Onfray lui-même est pris dedans) depuis un siècle et nombre de ses idées ont été intégrées par la psychologie, mais il est sérieusement contesté au profit d’un autre paradigme, celui des méthodes comportementalistes. Bien qu’Onfray n’en parle pas dans Le Crépuscule, il est vraisemblable qu’il a un jugement favorable sur ces méthodes, en tant qu’alternative à la psychanalyse.
Le comportementalisme (ou behaviorisme) dont l’expérience fondatrice est celle du chien de Pavlov, fait l’économie de la conscience (et de l’inconscient) pour se fixer sur le comportement observable des individus. Le comportementalisme (qui fait l’impasse sur les états mentaux) enrichi par le cognitivisme (qui s’intéresse aux états mentaux) a donné naissance aux psychothérapies cognitivo-comportementales (TCC) à partir des années 1950, aux Etats-Unis. Ces TCC ont de réels succès thérapeutiques pour un certain nombre de troubles : les dépressions, les troubles phobiques, les troubles obsessionnels compulsifs, et dans le traitement de l’autisme.
Mais à quel prix ? Ces psychothérapies, à la différence de la psychanalyse, obéissent à des protocoles standards et non à une démarche individuelle; elles traitent le symptôme, pas le sens du symptôme; elles s’apparentent à un dressage adaptatif, plutôt qu’à la mise en jeu de la personnalité entière.
Pour Onfray, la psychanalyse est en phase avec l’individualisme contemporain. Dans l’après-mai 68, dit-il, elle « accompagne » le triomphe du libéralisme et de l’individualisme avec son repli sur soi (p.567-568) – Notons quand même qu’à cette date, Freud est mort depuis longtemps!
Je n’en crois rien. A mon sens, c’est le comportementalisme qui est en phase avec le néo-libéralisme – et avec les multinationales du médicament -, il a une visée adaptative au système, tandis que l’analyse, au contraire, débloque une éthique du désir et favorise l’écoute de l’autre. Au nom d’une pseudo efficience, les théories comportementales justifient le fichage précoce des populations prétendues « à risques », à l’extrême opposé des principes éthiques de la psychanalyse.
CONCLUSION
La méthode Onfray
Cet ouvrage, apparemment fortement documenté, est en réalité bâclé. Il est légitime de passer l’oeuvre de Freud au crible de la critique. Mais il n’y a pas dans Le Crépuscule de travail critique au sens noble du terme. C’est un essai polémique, un pamphlet teigneux appuyé sur des erreurs et des incohérences dont la liste exposée ici n’est pas limitative. Philosophe Onfray ? Il usurpe ici ce titre. Il apparaît comme un amateur infantilisant.
Sa seule arme, c’est une rhétorique appuyée sur le goût de la formule assassine. Il finit par s’enfermer lui-même dans cette immense machinerie qu’il bâtit contre la psychanalyse. Tout cet effort de lecture et d’écriture, avec autant de désinvolture et de violence, pour si peu de force conclusive effective, c’est désolant. C’est donc cela qu’enseigne Onfray dans son « Université populaire » – populaire ou populiste ?
La prétention épistémologique
Sur le terrain épistémologique, Onfray manifeste une grande pauvreté de moyens. Jamais il n’examine sérieusement la richesse des concepts et de l’argumentation de Freud. Il ne s’intéresse pas vraiment à la théorie: son objet, c’est le personnage Freud. Il trace compulsivement un tableau négatif de la psychanalyse de la première à la dernière ligne. Cette systématicité est finalement assez délirante et par moments infâme.
Par contraste, j’adopterais la définition canonique de Freud (citée p.452-453) en écartant le vocable de science (suivant en cela le Vocabulaire de Laplanche et Pontalis): la psychanalyse est à la fois un procédé d’investigation de l’inconscient, une méthode de traitement psychothérapique et un ensemble de théories psychologiques. C’est sans doute un « art de l’interprétation » (p.397), mais tout comme la clinique est un art plutôt qu’une science.
L’argument ad hominem
Que dire enfin du Freud basching d’Onfray ? Onfray procède par inversion mimétique de l’idolâtrie dont Freud a été, soi-disant, l’objet : il produit une hagiographie renversée. Entraîné par son propre discours, incapable d’auto-contrôle, il pousse ses thèses jusqu’à l’absurde. Finalement son texte nous apprend plus sur Onfray lui-même que sur Freud. C’est celui qui le dit qui y est : je n’ai pas attendu Roudinesco (cf.p586) pour le penser.
Je me retiendrai de faire de la psychanalyse sauvage. J’identifie juste un ego démesuré qui se complaît à chasser de leur piédestal des « grands penseurs » (ici Freud). David terrassant Goliath. C’est ce qui explique son succès: participer au renversement d’une idole, cela a toujours quelque chose de jouissif pour tout un chacun.
Lui qui se proclame anti-système et se présente parfois comme une victime, est au demeurant parfaitement digéré par le système. Il occupe une place toute prête dans le champ médiatique: être le provocateur. Encore faut-il avoir les moyens théoriques de ses ambitions. Or le résultat est ici misérable. Par contre, le coup éditorial est réussi et n’est certes pas une oeuvre désintéressée.
J’avais déjà trouvé ces défauts dans d’autres écrits de Michel Onfray et aperçu le même projet de déboulonnage appliqué à d’autres, mais jamais avec la hargne qu’il manifeste ici.
Quoi qu’il en soit, cela n’exonère pas de lire son texte avec attention: c’est ce qui a été fait. Pour conclure non sans raison que l’affabulation change de camp.
ANNEXES
11. Magie
Autre exemple de mécompréhension à propos du texte de Freud La Négation (1925). La dénégation y est définie comme le refus d’une vérité de l’inconscient par le patient, le « non ce ne peut-être cela » à propos d’une interprétation d’un rêve, qui vaut pour un « oui c’est bien cela »: un « compromis » qui met à jour le vrai dans le même geste où on l’énonce comme faux. Onfray affirme qu’avec le concept de dénégation, le psychanalyste aura toujours raison: si le patient dit oui, c’est bon; s’il dit non, c’est qu’il y a refoulement (p.381). Rappelons la séquence: Freud demande quelle est telle personne dans le rêve; le patient répond: « ma mère, ce n’est pas elle »; Freud conclut: « donc c’est sa mère. » En tout état de cause, c’est au patient à trouver l’interprétation finale: l’interprétation forcée échouera. Onfray oublie les affects du patient, des affects qui ne trompent pas sur la vérité d’une interprétation, entre le non qui est un non et le non qui se révèle être un oui.
15. Intimité
On peut consulter la réponse d’Elisabeth Roudinesco aux assertions d’Onfray dans la rumeur Minna Bernays et dans Roudinesco déboulonne Onfray. Ce dernier texte développe une critique d’ensemble du Crépuscule. Roudinesco y est inexacte sur un point: Onfray n’indique pas de date pour l’hypothétique avortement de Minna.
16. Echecs
Onfray recense trois décès « médicaux » imputables à Freud, lequel en dénie la responsabilité, n’exprime aucun regret, est soucieux de sa seule respectabilité (III,5 p.335-338). La médecine est une machine à guérir – principalement – et à tuer – accessoirement, remarque préalable qui n’exonère en rien Freud. Cependant, Onfray procède à une justice expéditive. Une imputation de responsabilité médicale dans un décès n’est pas une accusation qu’on peut lancer à la légère. Or, Onfray n’a pas de dossier: il se contente d’interpréter à charge de brèves indications de Freud lui-même, ce soi-disant grand dissimulateur. Il se permet même des diagnostics médicaux sauvages des patients de Freud (p.371)!
Premier cas (p.46; III,1, p.261-263), celui de Fleischl-Marxow.
En 1884, 1885 et 1886, Freud publie trois textes consacrés à une substance qu’il a testée sur lui-même: la cocaïne. Le produit est encore mal connu en Europe, néanmoins Freud n’est pas le premier à envisager ses effets thérapeutiques: il cite ses précurseurs.
Son ami Fleischl-Marxow était devenu morphinomane pour calmer la douleur consécutive à une amputation. Freud lui prescrit la cocaïne pour le désintoxiquer de la morphine.
Selon Onfray, Freud rapporte « une première version des choses », en 1885. Onfray cite Freud: « sans hésitation, je conseillerai d’administrer la cocaïne par injection » (traduction légèrement différente p.85 du recueil Un peu de cocaïne pour me délier la langue, éditions Max Milo, 2005).
Dans L’Interprétation des rêves, publié en 1900, Freud expose, toujours selon Onfray, « une deuxième version ». Onfray cite Freud: « qui parle de son « malheureux ami qui s’était empoisonné à la cocaïne [italiques de Freud!]. Je lui avais conseillé l’utilisation par voie interne, oralement… mais il s’était une fois administré des injections de cocaïne ». » (p.261). La traduction des OC p.151 est sensiblement différente: « Je lui avais conseillé ce remède seulement à usage interne pendant son sevrage de la morphine, mais il se fit aussitôt des injections de cocaïne » et les italiques sont absentes.
Onfray enfonce le clou en ajoutant cette autre citation, tirée du même passage: « je n’avais jamais songé qu’on pût prendre la drogue par injection. » La traduction dans OC p153 est tout à fait différente: Freud évoque « l’ami défunt qui s’est si vite résolu aux injections de cocaïne. Les injections avec ce remède, comme je l’ai déjà dit, n’étaient nullement dans mes intentions. »
Surtout, Onfray fait l’impasse sur le troisième texte de Freud consacré à la cocaïne, en 1886. Il y est dit à propos de l’ « injection sous-cutanée » à forte dose par des morphinomanes: « Il s’avéra alors qu’une telle utilisation de la cocaïne la rend beaucoup plus dangereuse pour la santé que la morphine » et « je considère comme opportun de renoncer si possible à utiliser la cocaïne en injection sous-cutanée... » (pp.89 et 93 dans Un peu de cocaïne pour me délier la langue).
Concluons: 1) Fleischl-Marxow n’est pas un néophyte, c’est un neurophysiologiste de renom
2) la date de son sevrage par la cocaïne n’est pas connue. Rien ne dit que dans le texte de 1885 Freud parle de son cas (la soit-disant « première version ».)
3) Dès 1886, Freud déconseille fortement l’utilisation d’injections. Il expose les risques d’intoxication et discute les cas d’accoutumance à la cocaïne.
4) Fleischl-Marxow n’est pas mort d’un coup. Il décède en 1891.
J’ai retrouvé les citations originales de Freud, bien qu’Onfray ne donne aucune référence précise. Il semble bien ne pas avoir lu ces textes de Freud sur la cocaïne et se contenter de rapporter des citations de seconde main, des citations tronquées qui oublient opportunément le texte de 1886.
Deuxième cas, celui de Mathilde (p.334-336): le décès est dû à la prescription d’un produit dont la toxicité était inconnue à l’époque. Onfray parle du déni de Freud: pas du tout, c’est Freud qui expose très explicitement cette affaire. Elle lui est rappelée par un des éléments de son rêve dit de « l’injection à Irma » (OC IV, p.147).
Troisième cas, rapporté par Freud (p.336-338), d’une jeune fille qu’il a soignée pour hystérie dans un sanatorium. Elle est morte peu après d’un cancer à l’abdomen, non diagnostiqué par Freud. Or, vraisemblablement, si la jeune fille était hospitalisée, des spécialistes avaient dû examiner son cas. Mais pour Onfray, c’est forcément Freud, le coupable.
Quatrième cas, antérieur à 1900, comme les trois autres. C’est celui d’Emma Eckstein (p.338-343), patiente de Freud. C’est une histoire rocambolesque qui aurait pu tourner à la catastrophe: une théorie de Fliess sur le lien entre muqueuses nasales et sexualité, à laquelle Freud adhère momentanément; une opération d’Emma pratiquée par Fliess, qui tourne mal par suite d’une erreur de manipulation. Pas très brillant… néanmoins Emma devient, par la suite, psychanalyste (voir Dictionnaire p.353).
Les accusations s’écroulent. Non lieu donc, pour tous ces cas.
18. Fric
A propos du tarif des séances, Onfray déclare: « j’ai effectué moi-même les recherches nécessaires avec l’aide d’un ami comptable… » (p.406-407). Admettons le tarif de 25 $, qui est tiré de Peter Gray, une source fiable. Mes recherches sur Internet me donnent 245 euros actuels (et non 415) pour 25 $ de 1925. On peut utiliser le site: Calculate the value of $25 in 1925. avec un convertisseur de devises pour la transformation en euros. Mais la possibilité même d’opérer un tel saut du dollar 1925 à l’euro 2014 est très hasardeuse, voir: Les 450 euros de Freud, et le résultat donné par Onfray est du coup tout à fait incertain.
22. Démocratie vs fascisme. Moïse et le monothéisme
Freud écrit à Arnold Zweig (le 30/09/1934) qu’il a décidé d’entreprendre cette oeuvre « en face des nouvelles persécutions » des juifs, pour tenter de comprendre « pourquoi le juif s’est attiré cette haine éternelle » et comment il se fait que ce peuple a réussi à traverser toutes les persécutions et déportations qu’il a connues. Cette « déconstruction » du judaïsme est publiée quelques mois avant sa mort (1939). C’est en quelque sorte son testament, le bilan d’un athée avec son judaïsme.
Freud choisit de publier ce texte quand le nazisme a déjà enclenché sa terreur contre les juifs – mais la solution finale n’est pas encore programmée et l’Europe espère toujours la paix: Onfray tombe facilement dans l’anachronisme. Cependant, il a raison de la dire, ce moment est déroutant (II,9 p.217 sq.). Freud affirme que Moïse est un égyptien. Il a été tué par les siens (c’est une répétition du meurtre « universel » du Père originel de Totem et tabou). Ce meurtre est refoulé mais le refoulé s’inscrit dans l’hérédité (ce postulat phylogénétique, fréquent chez Freud, est éminemment fantaisiste), et fait retour pour donner la religion juive comme religion de Moïse.
Pour expliquer la haine des juifs, Freud semble flirter avec des arguments antisémites ou anti-judaïques: la conscience d’une supériorité en tant que peuple élu; la mise à mort du Christ. Mais surtout il explique la haine des non juifs par l’angoisse de castration liée à la coutume de la circoncision, signature de l’élection du peuple juif, et par la fonction de victime émissaire que joue ce peuple, une fois qu’il a été dispersé.
Cependant rien dans ce texte ne donne vraiment des armes aux antisémites: les juifs se reconnaissent comme peuple élu ? C’est bien connu et n’est pas l’exclusivité du judaïsme. Le sentiment d’assurance et de supériorité qui en découle? Quand il existe, c’est un sentiment partagé par d’autres et c’est ce qui a permis aux juifs dispersé de résister à travers l’histoire. C’est un peuple dont Moïse a voulu qu’il se tienne à l’écart ? Les persécutions l’y ont ensuite contraint.
24. Science vs fable.
Onfray se gausse de Freud qui revendique de bâtir la psychanalyse sur des postulats (III,3), car si on postule, c’est qu’on n’a rien prouvé, si on prouve, on n’a pas besoin de postulat (p.297-301). Il n’a rien compris au travail de la science moderne: les théories scientifiques sont des axiomatiques, elles reposent sur des principes qui en tant que tels ne peuvent être prouvés puisqu’ils servent de cadre à la preuve. On peut seulement départager les théories en jugeant de leur cohérence et de leur fécondité. Il n’y a de « preuve » que des résultats déduits de la théorie lorsqu’ils sont compatibles avec les données empirico-techniques.